Transcription - Le premier ministre Trudeau prononce une allocution à l’institut Sciences Po de Paris
Le premier ministre Trudeau prononce une allocution à l’institut Sciences Po de Paris
Merci beaucoup à vous tous et toutes d’être ici. C’est un grand plaisir pour moi d’être ici à l’école de Science Po, et effectivement, je pense à mon père qui était ici y’a un peu plus que soixante-dix ans, en 1946, 47, 48; là-dedans à quelque part, c’est pas très clair effectivement, parce que il a passé une très belle année à Paris, y’a étudié à Sciences Po, mais il a quitté sans diplôme, sans grand-chose pour prouver qu’il était effectivement ici. Mais je sais que son année ici à Paris l’avait marqué toute sa vie, il en parlait avec grande fierté chaque fois qu’on revenait avec un mauvais bulletin, il disait, ah non t’iras jamais à Harvard comme moi, ou à Sorbonne à Sciences Po comme moi, alors…
(Rires)
On va arrêter les confidences personnelles à ce niveau-là; mais ça m’a fait penser un petit peu au monde qui se construisait il y a soixante-dix ans. On avait en Europe et un peu partout, une division entre des pays qui avaient choisi la démocratie, et des pays qui avaient choisi une voie beaucoup plus autoritaire. Et, il y avait des arguments très clairs de chaque bord, que chaque participant faisait, mais on a vu avec la chute du mur de Berlin que c’était la démocratie qui gagnait, et on décidait que la démocratie c’était un modèle efficace, idéal, stable, qui allait créer de la prospérité pour tout le monde, de la croissance économique qui allait nous libérer et c’était une belle vision pendant un bout de temps.
On est en train de vivre pendant ces moments-ci, pendant ces années-ci, peut-être pas un déclin carrément, mais au moins une menace à la démocratie. Oui, il y a des pays qui sont en train de faire du recul, on pense au Vénézuéla, par exemple, ou d’autres pays où il y a eu jadis des démocraties qui sont maintenant rendues un peu plus autoritaires. Mais, même dans tous nos pays qui sont des démocraties solides, on voit des tendances ou bien autoritaires qui s’annoncent, ou bien populistes, ou bien très nationalistes, ou polarisantes; qui sont de plus en plus attrayants comme mouvements politiques, même si ils nous emmènent des fois dans des directions un peu anti-démocratiques.
Et cette réflexion est essentielle pour nous de voir, de la regarder, d’essayer de comprendre pourquoi est-on en train d’assister à ce déclin? Et je pense qu’il y a beaucoup à dire sur l’anxiété que les gens ressentent. Il y a toujours eu de l’anxiété dans le monde, mais on est dans un moment de transition un petit peu. On est dans un moment où les technologies, la communication, l’internet, les pressions qu’on est en train de vivre d’un monde de plus en plus rempli de gens qui se croisent de plus en plus souvent sur une planète mondialisée, y’a des anxiétés. Des anxiétés que peut-être pour la première fois, la génération future, la prochaine génération n’aura pas les mêmes genres d’opportunités ou avantages que la génération précédente. Et ça c’est une contradiction à ce qu’on a vécu pendant longtemps, où chaque génération travaillait fort et créait un monde meilleur pour la prochaine génération, que chaque prochaine génération allait réussir mieux que leurs parents.
Alors maintenant, les gens sont en train de questionner, est-ce que ça tient encore? Est-ce qu’on arrive à la fin du progrès? Les gens ont de moins en moins confiance dans leurs institutions, souvent. Il y a énormément de cynisme. Les gens se demandent si, dans un monde où on voit aux nouvelles à chaque soir, des attentats terroristes partout dans le monde, ou des fléaux, des cataclysmes, des conflits, si nos institutions démocratiques, si nos états, peuvent nous garder en sécurité. Il y a une incertitude, y’a une anxiété.
Et cette anxiété devient matière pour des partis politique à exploiter. On mise sur la politique de division, extrême droite mise sur la peur, extrême gauche mise sur la colère; on emmène un nationalisme renouvelé qui veut bâtir des frontières plus épaisses, plus rigides, qui doutent des bénéfices du commerce international, qui questionne la capacité des gouvernements de s’occuper du long terme. Et dans des moments d’anxiété, d’insécurité, des discours autoritaires, des discours qui blâment facilement l’autre peuvent être très attrayants.
Nous devons réfléchir à quel genre de monde on est en train de construire, quels exemples nous sommes en train de donner pour des générations futures, mais surtout nous devons reconnaitre que pour beaucoup d’entre nous on a connu que de la démocratie, et peut-être qu’on le prend pour acquis. Au contraire, il faut constamment la réinventer cette démocratie. Il faut se battre pour essayer de voir comment on peut améliorer le statu quo, on ne peut jamais tout simplement l’accepter.
Y’a cent ans… et dans deux jours je serai à Londres avec le maire de Londres et avec Jacinda Ardern, la première ministre qui était ici pour célébrer un peu cent ans depuis que les femmes ont eu le droit de vote; et pour moi, il faut qu’on se pose des questions aujourd’hui : « qu’est-ce qu’on est en train de voir comme prochains défis dans notre démocratie? Où est-ce que le statu quo est pas en train de livrer assez de justice ou d’opportunités, ou de réflexion sur ce que l’avenir va emmener? » C’est pour ça que je ne dis jamais que vous êtes des leaders de demain, vous êtes des leaders aujourd’hui qui doivent réfléchir en tant que citoyens, en tant qu’individus, à comment vous pouvez avoir un impact positif et solide dans le monde d’aujourd’hui; parce que quand on regarde les structures que nous avons, il faut reconnaitre que souvent elles n’ont pas fonctionné.
Si on parle… on sait que par exemple, le commerce international a livré de la croissance pour nos économies, pour nos banques, pour les multinationales. Mais souvent, les accords commerciaux n’ont pas livré pour les citoyens, pour les travailleurs, pour les gens qui se souciaient de l’environnement. Et ça, ça fait partie du fait que les gens se lèvent contre la mondialisation; mais, trop souvent, cette idée de se lever contre la mondialisation ne présente aucune occasion de la remplacer par quoi que ce soit d’autre. On veut détruire les systèmes en place, plutôt que de persévérer pour en inventer ou en envisager de nouveaux.
Puis ça on peut toujours se mettre au défi de vouloir changer les choses, mais il faut aussi réfléchir à quoi on va les changer? Et nous au Canada, on a eu comme on a eu partout dans le monde ces dernières années, des élections où il a eu des contestations entre des visions de l’avenir qui rassemblaient, nous on voulait rassembler les gens, l’autre… les autres voulaient souvent chercher à miser sur les divisions. Les divisions c’est facile de se faire élire des fois, c’est plus difficile de faire un argument pour, que faire un argument contre, mais nous on a fait le pari du pour, et on a essayé de démontrer qu’on pouvait signer des accords de commerce international comme CETA, comme l’ALENA, comme CPTPP, comme d’autres qui allaient réfléchir à c’est quoi du commerce progressiste qui reflète les besoins des travailleurs, qui reflète les préoccupations et ces anxiétés que les gens ont.
Et c’est plus difficile, c’est plus difficile de faire un argument qui fait arrimer l’environnement et l’économie, plutôt que de dire, oh non il faut protéger l’environnement ou bien oh il faut faire croitre l’économie. Non, quand on veut démontrer qu’on peut faire les deux ensembles, c’est plus difficile. Quand on veut signer des traités de libre-échange, tout en protégeant le droit des travailleurs, les droits des femmes, les droits des minorités, les droits des peuples autochtones, c’est toujours plus difficile.
Mais, pour moi, la façon qu’on essaie de répondre à ces anxiétés de façon concrète et réfléchie, est essentiel à la défense de nos institutions, et de notre démocratie comme telle. Parce que si les gens n’ont plus confiance dans leurs institutions, dans leurs gouvernements, dans leurs représentants de pouvoir les aider à créer des opportunités pour eux-mêmes, pour leurs enfants, on va voir de plus en plus de gens qui vont dire « ok, je suis correcte si je vis dans une société un peu moins libre, mais je serai en sécurité. Ma famille sera en sécurité. » On sait que c’est un faux échange. Les sociétés autoritaires qui limitent les droits, qui limitent la liberté d’expression, la liberté de la presse finissent toujours par brimer les droits fondamentaux souvent des citoyens les plus vulnérables, et ça continue.
Mais il y a une tentation dans le monde ces jours-ci à cause de cette anxiété, alors notre responsabilité en tant que citoyens, mais aussi en tant que gouvernement choisi par ses citoyens, c’est de trouver des moyens de rassembler, de reconnaitre qu’une diversité d’opinions, une diversité d’origines, de perspectives, ça créé de la résilience dans une société, et non de la faiblesse. Les sociétés plus diverses peuvent se trouver plus fortes à cause de cette diversité, le Canada en est un exemple, la France en est souvent un exemple, le Myanmar est un contre-exemple. C’est une société qui a décidé de miser sur l’exclusion, et ce qui se passe avec les Rohingya au Myanmar est désolant et à condamner pour nous dans le monde, mais au Myanmar, ça ne soulève pas la désapprobation, la police est même une politique qui peut être vue comme étant populaire parmi un grand nombre de la population.
Alors il faut qu’on comprenne que la façon qu’on va se rassembler, la façon qu’on va bâtir ensemble un monde meilleur c’est toujours en s’écoutant, en comprenant les peurs, les anxiétés, et en essayant de trouver les moyens ensemble de les réduire. Et votre responsabilité en tant que citoyens, en tant qu’étudiants privilégiés d’être dans cette institution qui a formé tant de leaders politiques dans notre monde, c’est de réfléchir activement à pas juste ce qui s’est passé dans le passé, et les erreurs du passé, mais de réfléchir au monde que nous sommes en train de construire ensemble.
Oui, c’est vrai, j’ai toujours été quelqu’un qui a essayé de travailler avec les jeunes en politique. J’ai été enseignant, ensuite j’ai été porte-parole pour la jeunesse, et maintenant en tant que premier ministre, je suis aussi ministre de la Jeunesse au Canada. Mais ce n’est pas juste parce que pour moi les jeunes sont source de vote progressiste, bien sûr que ça l’est souvent; mais c’est aussi parce que d’impliquer les jeunes en politique change la politique. Pour vous, le changement c’est tout ce que vous connaissez. De l’école primaire au secondaire, au collège, à l’université, de vivre avec la famille, de vivre en résidence, de vivre tout seul, de commencer une famille; vos vies sont pleines de bouleversements, de changements, et si on applique ça à notre société, cette aise que vous avez avec des changements, avec des chambardements de votre vie… mais c’est essentiel.
Nous traversons actuellement une période de changement – une période où les anciennes façons de faire ne fonctionnent plus nécessairement, et où les personnes qui sont arrivées au pouvoir avant ce changement tentent de défendre le statu quo. Vers qui devons-nous nous tourner pour obtenir des idées originales, un dynamisme renouvelé? Nous devons nous tourner vers les jeunes.
Des jeunes qui prennent leur place dans le discours public, qui oui vont manifester, vont exprimer leur désaccord avec des idées, mais qui vont aussi proposer des solutions, et s’organiser pour bâtir de nouvelles institutions. Pour moi, la défense de ce que nous avons, cette démocratie, cette idée de liberté, d’égalité, d’opportunité, tout ça, ça passe par des gens qui en sont conscients, sont prêts à le défendre, oui, mais aussi qui sont prêts à le réinventer pour un monde meilleur, pour un monde nouveau, pour un monde numérique, un monde où on prend pour acquis que les femmes ont le droit de vote; qu’on ne devrait pas se faire juger sur la couleur de notre peau, ou notre religion, ou notre origine. Y’a énormément de progrès qu’on a fait, mais il faut savoir bâtir sur ce progrès pour créer des institutions à l’image de nos espoirs. Il ne faut pas avoir peur de mettre au défi nos leaders, nos institutions. Il ne faut pas avoir peur de vouloir les remplacer par ce qu’il y a de mieux. Mais il ne faut pas avoir peur de faire le travail pour trouver qu’est-ce qui va fonctionner, qu’est-ce qui peut fonctionner, qu’est-ce qui devrait fonctionner.
Alors, moi, quand je vous vois, et quand j’ai surtout l’opportunité d’échanger avec vous et répondre à quelques questions, partager mes réflexions tout en entendant les vôtres, moi ça m’inspire. Moi ça me rassure, qu’on ait des questions difficiles, qu’on ait des défis profonds sur comment on va bâtir un monde meilleur, pour moi c’est des conversations, pas juste ici dans une école à Sciences Po, mais dans la cour, chez vous, dans vos lieux de travail. C’est des conversations que tous les citoyens doivent avoir et vous-autres vous êtes ici, vous êtes privilégiés de pouvoir avoir acquérir des capacités de réfléchir à tout ça.
Mais il faut que vous rassembliez tous ceux qui n’ont pas la chance d’être ici. Il faut que vous les écoutiez aussi, il faut que vous les impliquiez dans ce que vous êtes en train de faire. Parce que c’est seulement en donnant cette capacité à tous les citoyens de participer à créer ce monde à tous les jours dans lequel on vit, qu’on va pouvoir protéger la démocratie et les principes qui sont si essentiels.